Sous ses apparences de beau livre, Les femmes qui lisent sont dangereuses n'a rien du catalogue bien emballé, du pavé jamais ouvert qui orne les tables basses. Il agit comme une affirmation, comme une preuve, et comme une restauration. Il suffit de le feuilleter pour entrer dans son propos: depuis que la peinture existe en Occident (et que la photographie la complète), les femmes sont représentées un livre à la main, de Marie (la Vierge) à Marilyn (l'Etoile). Les femmes lisent, les femmes ont toujours lu: voilà une vérité qui ne souffre pas d'interprétation. C'est vrai, parce que c'est représenté, et par des hommes, dans l'immense majorité des cas.

Publicité

Quand Flammarion achète les droits du livre de l'historien d'art allemand Stefan Bollmann, l'éditeur demande à Laure Adler d'en préfacer l'édition française. Historienne, spécialiste de l'histoire des femmes, elle entame une recherche sur le thème des femmes et de la lecture. «J'ai cherché, en bibliothèque, sur Internet? et je me suis aperçue qu'il n'existait rien.» On trouve bien, notamment dans Une histoire de la lecture, d'Alberto Manguel (Actes Sud), des informations sur ce couple si particulier que forment la femme et le livre, et sur les interdits qui l'entravent. Mais elles apparaissent comme des détails insérés dans une fresque. «Tout reste à faire. Il y a là un énorme champ de travail à défricher.» Parce qu'il se présente à la fois comme une révélation et comme une invitation, Les femmes qui lisent sont dangereuses est un livre incroyablement excitant.

Le plus étonnant, dans tout cela, c'est peut-être notre étonnement. Toutes ces femmes peintes et photographiées un livre (ou un journal) à la main, ça ne s'était jamais vu. Les femmes, nous avions plutôt le souvenir de les avoir vues en pâmoison, en maternité, en prière, en deuil, au bal, à la toilette, à l'église, au bordel, à l'atelier, et même au travail? Mais à la lecture, non. Ou alors on ne se souvenait pas qu'elles étaient si nombreuses. Si constantes aussi, au travers des siècles.

Le premier mérite des Femmes qui lisent? est là: nous mettre face à notre surprise. Vous ne saviez pas qu'elles lisaient? Vous aviez entendu parler de celles qui écrivaient, pourtant? De Louise Labé, de Mme de La Fayette, de Jane Austen, des s?urs Brontë? Certes, vous pouviez vous dire que celles-là étaient exceptionnelles. Des cas d'espèce. Des presque monstres. Mais la surprise naît de voir les autres, les normales, les banales, les innombrables, les mères, leurs filles, leurs s?urs, plongées «naturellement» dans cette activité familière, la lecture.

Son deuxième mérite est de nous ramener à l'évidence. Allons, allons? Dans le fond, nous le savions. «De manière subliminale», dit Laure Adler. Nous le savions par nos mémoires familiales (mères, grand-mères, arrière-grand-mères?), par les livres eux-mêmes, par ce qui nous reste de nos connaissances en histoire. Les dames de cour, les femmes savantes, les Bovary, jusqu'à la merveilleuse Sonietchka, de Ludmila Oulitskaïa (Gallimard), elles lisaient, comme elles lisent encore, parfois à s'en détruire l'existence. La lecture, nous le savions d'une certaine manière, a toujours été une passion très féminine. Mais voilà, c'est un peu comme la «lettre volée»: l'évidence nous aveuglait.

Que la lecture soit l'affaire des femmes, le travail des peintres et des photographes en donne une idée plus lumineuse et plus vraie que ne le feront jamais des comptes ou des statistiques. Tout, dans les corps et les visages, s'accorde à cette formidable activité mentale: les visages rêveurs ou concentrés, les corps ramassés ou alanguis, les mains gracieuses et précises? Les décors sont des lieux qui transpirent le plaisir - jardins en été, canapés, fauteuils profonds - et même le bonheur - lits, chambres, intérieurs domestiques... Nues, joliment déshabillées, parfois splendidement vêtues, les femmes qui lisent sont belles. Comment mieux dire que la lecture est toute sensualité, et parfois tout amour?

Mais c'est là que les choses se compliquent. Les sociétés humaines s'accommodent mal du plaisir, de celui des femmes, notamment. Si la connaissance est dangereuse, le plaisir est plus menaçant encore. Ce que souligne la préface de Laure Adler, intitulée «Sextuelle». «Lire donne aux femmes des idées, écrit-elle. Sacrilège. Comment obturer le flot de jouissance que procure alors, chez les femmes, la lecture?»

Les préfaces de Laure Adler et de Stefan Bollmann reviennent sur l'éclatante vérité et le grand silence des représentations: derrière le bonheur de la femme qui lit court une réprobation toujours renouvelée, qui va jusqu'à la persécution. Car son plaisir est une honte, et son abandon, un vice. Les femmes qui lisent sont dangereuses: le titre, que semblent démentir les images, ne prend son sens qu'à la lecture des textes.

La photo qui précède le texte de Laure Adler la montre en lectrice, à l'instar de toutes celles du livre. C'est bien vu. Car ce qui touche, dans sa préface, c'est qu'elle s'éloigne sciemment de la posture «objective» de l'intellectuel(le) pour s'approcher, de façon mimétique, de celle de la lectrice. Elle veut bien être dangereuse, elle aussi, passionnée, hystérique s'il le faut. Elle entend se servir du lexique dont elle a besoin quand elle est en colère: «Les hommes prennent - souvent - les femmes belles pour des connes», écrit-elle. Et elle fait voisiner, dans une même réflexion savante et passionnée, Michel de Certeau et Marilyn Monroe.

Associant lui aussi la lecture et le plaisir, le texte de Stefan Bollmann soulève cette question intéressante: en quoi les hommes sont-ils toujours également victimes de l'ordre répressif imposé aux femmes? Car la lecture, si elle doit être plus sévèrement réprimée chez elles, leur est aussi néfaste. C'est le corps social tout entier que gangrènent l'imagination et le savoir, en ouvrant à l'individu des espaces de liberté incontrôlables. Des espaces de retrait, où l'esprit est inaccessible aux injonctions du monde.

On ne regrette qu'une chose, en refermant Les femmes qui lisent..., c'est qu'il ne soit pas plus long. Que les images ne soient pas plus nombreuses. Que l'étude ne porte que sur l'Occident. On aimerait ainsi retrouver le Japon de dame Murasaki (Le Dit du Genji) et de Sei Shônagon (Notes de chevet). Il faut alors revenir à la somme d'Alberto Manguel, comme y invitent Laure Adler et Stefan Bollmann. Et attendre d'autres réponses à leur invitation à la réflexion: entre femmes et lecture, entre sexe et lecture, nous n'avions rien vu encore, et tout reste à écrire.

Publicité