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Les "binationaux", enquête sur ces footballeurs français qui ne jouent pas en bleu

La question des "binationaux" inquiète la Fédération française de football, à tel point que des quotas ethniques seraient envisagés, selon le site Mediapart. Retour sur un phénomène grandissant dans le football tricolore.

Par Thomas Baïetto, Noé Gandillot et Camille Maestracci

Publié le 29 avril 2011 à 15h01, modifié le 10 mai 2011 à 10h33

Temps de Lecture 12 min.

Lors de la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud, neuf footballeurs français ont joué la compétition avec une autre équipe que les Bleus, alors qu'ils avaient porté le maillot de l'équipe de France en sélection de jeunes. Ces "binationaux" sont nés et ont grandi dans l'Hexagone, mais ont choisi de jouer pour le pays d'origine de leurs parents. Un mouvement qui inquiète la Fédération française de football (FFF), laquelle aurait, selon Mediapart, acté le principe de "quotas discriminatoires officieux" pour limiter le nombre de jeunes d'origine étrangère dans les écoles de football du pays. Une information vivement démentie par les intéressés et par Laurent Blanc, qui admet toutefois que la question des "binationaux" pose problème. Retour sur un phénomène qui secoue le football français.

Ryad Boudebouz est né à Colmar et joue depuis ses 12 ans au FC Sochaux. Natif de Poitiers, Yassine Jebbour évolue, lui, au Stade rennais depuis juin 2007. Sébastien Bassong, enfin, est parisien d'origine et joue actuellement pour le club londonien de Tottenham. Tous ont connu des sélections au sein des équipes de France de jeunes. Pourtant, aucun de ces trois joueurs ne porte aujourd'hui les couleurs de l'équipe de France. Boudebouz, Jebbour et Bassong ne sont pas des cas à part. Lors du Mondial sud-africain, dix-huit des vingt-trois joueurs de la sélection algérienne étaient nés en France, mais ont choisi de porter les couleurs du pays de leurs parents. Et l'Algérie est loin d'être la seule nation africaine à compter un certain nombre de "binationaux" dans sa sélection. Le Maroc, la Tunisie, le Cameroun, le Sénégal, la République démocratique du Congo ou encore la Côte d'Ivoire font partie des nations qui allouent des moyens spécifiques pour aller chercher des joueurs dans les clubs européens. Pour ces pays, l'avantage est évident : la France est l'une des meilleures nations formatrices de football au monde, et ces joueurs arrivent "tout faits" dans leur sélection, avec une bonne expérience du haut niveau.

Pour l'équipe de France, en revanche, la situation pose problème : les Bleus se voient privés de joueurs de classe internationale et la FFF forme de facto des joueurs pour d'autres sélections nationales. Le sélectionneur de l'équipe de France, Laurent Blanc, avait lui aussi vigoureusement regretté cette tendance sur le plateau de l'émission "Canal Football Club", le 27 février : "C'est un grave problème, on ne peut pas continuer comme ça. Il y a des joueurs qui font l'équipe de France des moins de 16, 17, 18, 19, 20 ou 21 ans, qui font même parfois l'équipe de France A, puisque quand on fait un match non officiel ça ne compte pas, et qui au dernier moment choisissent leur pays d'origine." Pour illustrer son propos, Blanc prenait l'exemple de Moussa Sow. Actuel meilleur buteur du championnat de France, ce natif de Mantes-la-Jolie (Yvelines) a remporté l'Euro 2005 avec l'équipe de France des moins de 19 ans, et joué en équipe de France espoirs, avant de se laisser convaincre d'opter pour la sélection sénégalaise en 2009, à un moment où ses performances sportives étaient moyennes.

Moussa Sow face à Bordeaux le 16 avril.

"Il n'y a rien à faire, les lois sont contre nous !", s'insurgeait Laurent Blanc. Moussa Sow et la Fédération sénégalaise de football ont en effet profité d'une évolution de la réglementation internationale. Depuis juin 2009, le règlement de la Fédération internationale de football (FIFA) autorise un joueur à changer une fois d'équipe nationale, sans limite d'âge, à condition de n'avoir pas joué de compétition en "A" avec sa précédente sélection. C'est pourquoi il est possible de jouer avec l'équipe de France espoirs par exemple, et d'être sélectionné en équipe nationale d'Algérie l'année suivante. Ce changement de réglementation s'est appliqué sur proposition de l'Algérie. Interrogé le 4 avril sur le sujet, François Blaquart, le directeur technique national du football français, ne mâche pas ses mots : "La FIFA s'est copieusement vendue aux nations africaines. Ce sont des enjeux électoraux. Ces pays se sont débrouillés pour qu'il y ait beaucoup plus de souplesse et d'ouverture au niveau de la réglementation."

UN PHÉNOMÈNE QUI PREND DE L'AMPLEUR

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L'histoire du football compte des précédents célèbres de joueurs qui ont porté les maillots de deux sélections nationales. Rachid Mekhloufi, grand buteur de l'AS Saint-Etienne dans les années 1950 et 1960, a joué pour l'équipe de France en 1956 et 1957, avant de rejoindre la sélection du Front de libération nationale (FLN) entre 1958 et 1962, puis de jouer pour l'Algérie jusqu'en 1968. De même, le légendaire attaquant Ferenc Puskas a joué plus de dix ans pour la Hongrie avant de connaître quatre sélections avec l'Espagne en 1961 et 1962. Cependant, ces précédents font figure de cas isolés liés à des contextes politiques très particuliers. L'inflation galopante du nombre de joueurs binationaux qui choisissent le pays de leurs parents témoigne d'un changement d'échelle.

François Blaquart livre à cet égard une statistique révélatrice : "Actuellement, en moyenne, 50 % des jeunes des sélections nationales sont des binationaux." Luc Bruder, directeur du centre de formation du Toulouse Football Club (TFC), s'accorde également à dire que le phénomène s'amplifie : "De plus en plus de joueurs sont sollicités par des équipes de leurs pays d'origine. Toutes les fédérations qui ont un peu de moyens s'organisent. Aujourd'hui, avec Internet, c'est assez facile de voir les effectifs de jeunes dans les clubs et de les repérer."

Pour convaincre les joueurs de porter les couleurs du pays d'origine de leurs parents, certaines fédérations mettent en place des moyens spécifiques : des recruteurs salariés sont chargés de sillonner la France et les clubs de football, à la recherche de joueurs potentiels pour leur sélection. Ahmed Chouari, ancien entraîneur des jeunes gardiens du TFC, est superviseur en France pour la fédération marocaine depuis octobre 2010. Il cible les joueurs d'origine marocaine qui ont un "bon niveau et qui ne jouent pas en équipe de France" et va les voir jouer. Ensuite, il prend contact avec le footballeur, et lui expose un projet de carrière internationale. Il explique avoir recours à des "arguments personnels" pour convaincre les joueurs, mais refuse d'entrer dans les détails. Un travail très proche de celui d'un recruteur de club. Dans un deuxième temps, Chouari contacte le club, afin de glaner des informations supplémentaires sur le joueur. En six mois, il assure avoir approché une dizaine de joueurs (dont Yassine Jebbour, qui a joué en équipe de France jeune) et n'avoir essuyé qu'un seul refus.

Marouane Chamakh en 2010 avec Bordeaux.

Luc Bruder a une position assez critique vis-à-vis de ces méthodes de recrutement : "Certains jeunes sont perturbés par les agents et les recruteurs, qui les harcèlent. Vous avez des jeunes qui se cherchent et forcément, ce ne sont pas des moments propices à réaliser des performances collectives et à s'améliorer d'un point de vue individuel." François Blaquart regrette aussi le "manque de scrupule" de certains pays, qui n'hésitent pas à aller chercher des joueurs qui n'ont "aucune identification au pays". "En France, on reproche aux joueurs de ne pas chanter la Marseillaise. Mais là, ils ne connaissent même pas l'hymne", s'amuse le directeur technique national. Il poursuit : "Ce qui me choque, c'est que nous faisons un gros travail, et ils viennent prendre ce travail tel qu'il est fait. C'est un rôle facile."

En septembre 2010, l'attaquant d'Arsenal Marouane Chamakh, confiait à l'UEFA qu'il avait pris la décision de jouer pour le Maroc "peut-être un peu à la hâte", avant d'ajouter : "Mais je savais combien cela serait important pour mes parents et je suis fier d'avoir déjà disputé cinquante rencontres pour le Maroc. Je voulais garder ce lien avec mes origines." Une déclaration paradoxale qui met en lumière la complexité du problème et la multiplicité des facteurs qui entrent en ligne de compte au moment du choix.

"DES MERCENAIRES"

Pour une large majorité de joueurs, il s'agit avant tout d'un calcul stratégique. D'un strict point de vue économique, un joueur a tout intérêt à jouer pour une équipe nationale : le fait d'être international lui permet d'augmenter sa valeur sur le marché des transferts. "Pour ces joueurs-là, le premier choix, c'est d'abord l'équipe de France, explique Ahmed Chouari. Ensuite, s'ils n'ont pas la possibilité, ils se rabattent." Luc Bruder va plus loin : "Ce sont des mercenaires, pour la grande majorité", précisant : "Certains garçons se sentent certainement rattachés à un pays, mais quand on est soi-même né en France, et que subitement on se trouve des origines étrangères, j'ai du mal à comprendre…"

A ce titre, l'exemple de Ludovic Obraniak est symptomatique. En 2004, il connaît une sélection en équipe de France espoirs, mais ne sera ensuite plus jamais appelé pour jouer en bleu. En 2009, il a 25 ans et décide de prendre les devants : il demande la nationalité polonaise, à laquelle ses origines lui donnent droit. En effet, son grand-père est originaire de Pologne, Etat où le droit du sang est en vigueur. Le 12 août 2009, pour son premier match avec sa nouvelle sélection, le Lillois pose pour la première fois de sa vie un pied dans le pays de ses ancêtres.

Pour beaucoup de joueurs, donc, la sélection en équipe nationale est une aubaine. Walid Mesloub, par exemple, n'a pas été confronté à un choix cornélien. Ce milieu offensif, qui n'a pas fait de centre de formation, a éclos tard. Jusqu'à 24 ans, il joue en championnat de France National pour le FC Istres, avant de rejoindre la Ligue 2 et Le Havre AC début 2010. Il y réalise de bonnes prestations. Lorsqu'il est contacté par un recruteur de la fédération algérienne, juste après la Coupe du monde, il n'hésite pas une seconde : "J'ai dit oui immédiatement. Je ne vais pas me voiler la face. J'ai 25 ans et je ne joue pas dans un grand club. Je n'ai aucune raison de postuler pour une place en équipe de France. J'aurais pu marquer 30 buts en Ligue 2, je n'aurais jamais été sélectionné."

Rémy Loret, chargé de la direction administrative et organisationnelle du centre de formation du TFC, reconnaît que pour beaucoup de joueurs, le choix entre sélection française et sélection étrangère ne se pose pas vraiment. Mais il nuance : "Cela peut aussi être quelqu'un qui redécouvre sa culture, ses origines." Ainsi pour Ryad Boudebouz, la décision de jouer pour l'Algérie n'est pas du tout un choix par défaut. A 21 ans, il aurait pu légitimement postuler, à terme, à une place en équipe de France A. Son choix de porter les couleurs de l'Algérie est délibéré : "Je suis encore très jeune. Si j'avais voulu jouer en équipe de France, j'aurais pu patienter. J'ai choisi l'Algérie plutôt que l'équipe de France. A 14 ans déjà, je disais à mon père que je souhaitais jouer pour l'Algérie, c'est depuis toujours un choix du coeur." François Blaquart ne nie pas que cet attachement culturel puisse jouer, mais montre que d'autres facteurs entrent en compte : "Un joueur de 20 ans comme Boudebouz qui joue dans un club pro en France va devoir attendre cinq ans pour gagner sa place en équipe de France. Là, le pays l'appelle et lui propose de jouer une Coupe du monde tout de suite. Derrière, il y a aussi l'agent et la famille qui peuvent mettre une pression." Ryad Boudebouz ne se sent pas plus algérien que français : "Je suis né et j'ai fait toute ma formation en France, mais mes parents sont algériens. C'est impossible pour moi de choisir entre la France et l'Algérie, les deux sont mes pays." Comme un symbole, son joueur préféré est Zinédine Zidane.

UNE SITUATION QUI INQUIÈTE LA FFF

La Fédération française de football est déterminée à trouver des solutions à ce mouvement qui prend de l'ampleur. "Jusque-là, on avait pas trop bougé, parce que les cas étaient particuliers et rares. Aujourd'hui, le système s'amplifie, donc ça nous pose des problèmes", explique le DTN. Autrement dit : tant que le phénomène ne concernait que des joueurs de second plan, la FFF ne s'en est pas préoccupée. La plupart des joueurs concernés jusqu'ici (dont Drogba et Chamakh) ont éclos tard. Aussi n'ont-ils pas bénéficié du système de formation français. François Blaquart comprend même que des joueurs qui pensent n'avoir plus d'espoir de jouer en bleu choisissent de jouer pour le pays d'origine de leur parents. "Ce sont les règles du jeu", estime le DTN. Ce qui pose problème à la fédération, ce sont les joueurs, comme Boudebouz, qui ont fait leurs classes dans les structures de formation nationales (pôles espoirs, équipes de jeunes) et qui, ensuite, sont allés voir ailleurs. Pour la Fédération, le retour sur investissement sur ces jeunes est nul.

François Blaquart, le 29 avril à Paris.

Les moyens d'agir pour la FFF sont peu nombreux et complexes à mettre en oeuvre. L'un d'eux consiste à fidéliser les jeunes joueurs au maillot tricolore dès les premières sélections, en leur proposant un projet sportif sur le long terme. Pour François Blaquart, il est également important de repérer les footballeurs qui montrent le plus d'attachement à l'équipe de France. "Il faut que l'on travaille avec ceux dont on est sûr", explique le DTN. Mais le problème est délicat. Pour "créer un noyau dur de joueurs motivés", faut-il privilégier les Franco-Français et écarter les binationaux, dont on ne sait pour quel pays ils pencheront ? A la limite de la discrimination, la question pose des difficultés éthiques. "Il s'agit pour nous de réguler l'approche, mais sans être discriminant", répond avec prudence le directeur technique national.

Autre piste : faire pression sur la FIFA pour changer la réglementation. Si François Blaquart estime irréaliste un retour en arrière pur et simple, il pense qu'il est possible de limiter le phénomène en modifiant légèrement le règlement. Par exemple, en l'état actuel des choses, un joueur qui fait le choix d'une autre sélection continue de bénéficier, de fait, de son statut de joueur français pour évoluer en Europe. Or, dans les clubs européens, le nombre de joueurs hors UE est limité - la limite est de trois en France. Le statut de joueur français, qui est indépendant de la nationalité civile, accroît ses chances d'être recruté dans un club européen. Le DTN souhaite donc que le fait de jouer pour une autre équipe nationale ne donne plus droit au statut de joueur français. En d'autres termes, il demande à ce que chaque joueur n'ait le droit qu'à une seule "nationalité footballistique".

Mais pour faire évoluer la réglementation, il faut convaincre d'autres pays de soutenir le projet. Or, pour l'instant, la France est isolée, car elle est la seule vraiment concernée par la question. "C'est très prononcé en France [car le pays] a été une terre d'immigration, à une époque où d'autres grandes nations du foot ne l'étaient pas", résume François Blaquart (lire à ce sujet la contre-enquête du Monde, "Le bleu et le noir"). La situation pourrait toutefois évoluer rapidement. "Ces dernières années, l'Espagne a accueilli massivement des immigrés marocains et roumains. Et la sélection allemande des moins de 17 ans, par exemple, compte 7-8 joueurs d'origine turque", constate le DTN. Pour ces pays, la question risque aussi de se poser dans les prochaines années. Si la France, l'Espagne et l'Allemagne venaient à perdre leurs meilleurs joueurs, la hiérarchie du football mondial pourrait s'en trouver bouleversée.

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