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Comment Poutine tire profit de l'affaire du «lanceur d'alerte» Edward Snowden

Le journal de la télévision nationale lors de l'annonce, vendredi, de la demande d'asile en Russie d'Edward Snowden. Jiang Kehong/Xinhua Press/Corbis

La Russie utilise l'ex-espion américain qui a demandé l'asile politique à Moscou comme un joker dans un jeu contre les États-Unis et l'Europe aux relents de guerre froide.

Tatiana Lokshina, déléguée de Human Rights Watch, est revenue stupéfaite de sa première rencontre avec Edward Snowden, vendredi, au terminal E de l'aéroport moscovite de Cheremetievo. C'est un «gamin aux allures d'étudiant», dit-elle après l'avoir entendu sur une possible demande d'asile en Russie. L'homme le plus recherché au monde était si timide et effacé qu'il osait à peine détacher les yeux de son texte.

Le tableau illustre le sort du jeune «lanceur d'alerte», entre l'ironie et la fragilité. Invoquant le civisme et la transparence, il est depuis trois semaines l'hôte en zone de transit russe. Redresseur de tort à l'échelle planétaire, il se retrouve dans un jeu de forces qui le dépasse. Le «Robin des bois» est devenu un pion russe, dans une partie aux relents de guerre froide. Une bonne partie de l'opinion mondiale applaudit ses révélations. Lénine, probablement, l'aurait cyniquement classé comme un «idiot utile».

Depuis que l'ancien consultant de la NSA a pris le chemin de Moscou, le feuilleton a pris un tour encore plus captivant. De Washington à Bruxelles, en passant par Paris, le constat est à peu près le même. Tout reste à expliquer et aucune réponse n'est sûre, sauf sur la question rituelle: à qui profite le crime? Clairement, l'affaire dessert les États-Unis, divise les Européens et mobilise par rebond une bonne partie de l'Amérique latine. Bref, elle remet en selle la Russie et son chef, Vladimir Poutine.

Une aubaine pour les Russes

«Le régime russe bénéficie à fond de cette histoire», note David Satter, expert américain à Moscou. «Même s'ils ne sont pas dans le coup, les Russes gagnent sur tous les tableaux», enchaîne un diplomate européen qui a ses entrées dans le renseignement. Le dossier Snowden compte encore trop de mystères et de chausse-trapes pour que l'Occident se hasarde publiquement à valider une «piste russe». Seule la présidente lituanienne ose dire tout haut ce qu'un nombre croissant de ses collègues européens pensent tout bas: «Ça vient de Moscou et ça tombe à un moment clé. Que dire? Méfiance, cinq fois méfiance!», lâche Dalia Grybauskaité, ex-citoyenne soviétique passée par l'université Jdanov dans ce qui s'appelait encore Leningrad.

Pour Vladimir Poutine, toute occasion de coller une paille dans l'œil de Barack Obama est sans doute une aubaine. Décrédibiliser l'Amérique est à nouveau un ressort central de politique étrangère russe. «La posture est redevenue plus agressive, diplomatiquement, militairement et de toute évidence dans l'univers de l'influence et du renseignement», explique l'eurodéputé Arnaud Danjean, ancien de la DGSE. Grâce aux révélations de Snowden, le régime russe, défenseur de Bachar el-Assad et geôlier des Pussy Riot, rehausse sa stature et son autorité morale. «Le Kremlin brouille les pistes et, cerise sur le gâteau, s'offre en protecteur des libertés», commente David Satter. «Les Russes vont jouer à fond» ce joker intérieur et diplomatique, ajoute l'ancien responsable au département d'État et spécialiste de l'ex-URSS David Kramer.

Le Kremlin, sous la conduite d'un président sorti du KGB au rang de lieutenant-colonel, a-t-il voulu pousser un peu plus loin l'avantage? On ignore encore pourquoi et comment l'énigmatique Edward Snowden a décidé de régler ses comptes avec une patrie américaine qu'il servait dans l'ombre depuis l'âge de vingt ans: un engagement avorté dans les Forces spéciales, puis la CIA, puis la NSA. Frustration? Idéalisme? Naïveté? Et pourquoi finalement choisir Moscou, après une étape à Hongkong? Qui, de lui-même ou des autorités russes, a noué le contact? Son arrivée à Cheremetievo a-t-elle surpris? Ou y a-t-il bénéficié d'un comité d'accueil?

L'affaire dessert les États-Unis, divise les Européens, mobilise une bonne partie de l'Amérique latine et remet en selle la Russie de Vladimir Poutine

«Toutes ces questions sont légitimes», répond David Satter. Arnaud Danjean, entré au même âge dans une carrière somme toute comparable, peine à croire à la naïveté: «Le civisme et le souci de faire sortir la vérité peuvent conduire à rompre le serment de loyauté, dit-il. Mais lorsqu'on met le doigt dans cet engrenage, chacun sait le risque énorme d'être manipulé, dévié de ses bonnes intentions et finalement broyé.» Sergueï Parkhomenko, journaliste et leader d'opinion de l'opposition russe, doute que Snowden ait été recruté sur le sol américain. Mais, dit-il, les services russes savaient qu'il finirait par arriver à Cheremetievo: «Ils ont pris le train en route, pour le dévier vers leurs propres fins.»

Pour la galerie, le président Poutine compare le courage de Snowden à celui du physicien Sakharov, Nobel de la paix banni en son temps. La diplomatie russe affirme que les autorités «n'ont aucun contact» avec l'Américain. Elle se retranche derrière un surcroît de formalités pour évoquer l'asile. La réalité semble différente. Dans sa salle d'attente, Snowden n'a aucune liberté de mouvement. Pire, il sait que Moscou peut à tout moment le réexpédier aux États-Unis. Bref, le FSB, successeur du KGB, a la haute main sur lui. «Dès qu'il a atterri, on l ‘a emmené dans une datcha du FSB où il a été interrogé à loisir», avance Sergueï Parkhomenko, convaincu que les Russes ont pris le contrôle des quatre ordinateurs ou clés USB bourrées d'informations confidentielles qu'il aurait emmenés avec lui. «Il serait extrêmement surprenant que les services russes ne l'aient pas interrogé», note aussi David Kramer. L'intéressé, dans une interview au Guardian, reste fidèle au script: «Je n'ai donné aucune information à un quelconque gouvernement et ils n'ont jamais rien pris.» Peut-il prétendre autre chose sous la menace implicite d'un retour simple vers les États-Unis où l'attend le FBI ?

Manipulation et intox

Proches du milieu du renseignement, des sources européennes mettent en doute la valeur des «secrets» que pourraient encore détenir les disques durs d'Edward Snowden. À la différence de WikiLeaks, un gisement de câbles diplomatiques classés et extraordinairement précis dont la divulgation continue de gêner Washington trois ans plus tard, l'ex-consultant de la NSA n'a fait qu'étayer un secret de polichinelle: les États-Unis espionnent tout le monde, y compris leurs alliés. La valeur n'est pas l'information elle-même. Mais dans l'exploitation qui peut en être faite afin de nourrir le soupçon des foules et du même coup le discrédit américain. Avec au passage quelques coups bien tordus.

À l'Ouest, poursuivent ces sources, les dégâts sont considérables. Rien qu'en la France, les déclinaisons de l'affaire Snowden gênent doublement le gouvernement. D'abord avec la révélation, par Le Monde, d'écoutes comparables à celles conduites par la NSA, malgré la leçon de morale faite à Washington. Ensuite, avec la rocambolesque affaire de l'avion du président bolivien Evo Morales, contraint de se poser entre Moscou et La Paz sur le soupçon qu'Edward Snowden y aurait embarqué. Le tuyau, venu de Russie, était crevé. Il se solde par une crise diplomatique avec l'Amérique latine. Pire pour la fierté nationale, Paris a concédé au passage qu'une consigne américaine ne saurait se discuter…

La Russie tient-elle la queue dans cette partie de billard à trois bandes? «La manipulation et l'intox, c'est le milieu où a grandi le président russe», relève le proche d'un grand «service» européen. Un autre, plus prudent, hésite à exclure «un concours de circonstances et quelques beaux cafouillages à Paris». En tout cas, c'est probablement à Vladimir Poutine qu'il reviendra de siffler la fin de partie. Après y avoir pris, insiste David Kramer, «un plaisir évident».

Comment Poutine tire profit de l'affaire du «lanceur d'alerte» Edward Snowden

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63 commentaires
  • Edmond

    le

    Le membre du Congrès américain L. Graham a appelé à boycotter les JO de Sotchi a cause de l'affaire Snowden.
    Décidément, il y en a qui sont incurables...

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