Reine guerrière, la Kahéna vivait dans les Aurès, sans doute à la fin du VIIe siècle, au moment des premières invasions arabes. La richesse de son destin a fasciné de très nombreux écrivains, maghrébins ou français. Le personnage historique est devenu un mythe littéraire que son exploitation a modifié au fil du temps. La Kahéna a servi la cause coloniale, la cause des femmes, la cause berbère... Universitaire tunisien, Noureddine Sabri, 43 ans, enseigne la littérature française et la littérature comparée à l'université de Sousse. Spécialiste des littératures coloniale et postcoloniale dont il étudie les interactions dans l'espace méditerranéen, il a publié l'an dernier un livre consacré au "mythe" de la Kahéna dans les littératures française, maghrébine et judéo-maghrébine. Décryptage.

Publicité

La Kahéna a-t-elle vraiment existé ? Que sait-on exactement du personnage historique ?

Nous ne savons que très peu de chose. Les premiers textes dans lesquels elle apparaît ont été écrits quatre siècles après la période où elle aurait accompli son destin héroïque. Encore ne s'agit-il, le plus souvent, que de quelques lignes dans des ouvrages consacrés à la conquête arabe du Maghreb. Plus tard, au xixe siècle, des récits oraux ont été recueillis par des historiens auprès de tribus maghrébines, et ces témoignages-là sont sans doute plus fiables. Mais nous n'avons que très peu d'éléments qui soient vraiment incontestables.

Est-on sûr qu'elle a existé ? Et quand ?

Oui, elle a existé, ce point-là n'a jamais été sérieusement contesté. Si l'on ne sait pas exactement quand, on sait que l'épisode se situe pendant le haut Moyen Age maghrébin, probablement à la fin du VIIe siècle, au moment des premières invasions du Maghreb par les armées envoyées par le calife afin d'étendre l'islam.

Quel était son vrai nom ?

Dihya, Dahya, Damiya ou encore Damya, il y a plusieurs variantes...

Etait-elle vraiment une reine guerrière ?

Elle était le chef d'une grande tribu, et elle a joué un rôle politique important au moment de la conquête arabe. Elle régnait sur la tribu des Djéraoua. Après la mort de Kouceïla, le chef de la tribu des Aouraba, c'est autour d'elle que la résistance berbère s'est organisée. Mais on ne sait pas quel âge elle avait à ce moment-là.

A-t-elle eu des enfants ?

Elle a eu des fils, mais nous n'avons rien de très précis à leur sujet.

Vous dites que ce sont les colonisateurs français qui en ont fait, les premiers, un personnage mythique. Pourquoi ? Leur démarche était-elle politique ?

Du fait même du flou et de la part de mystère qui l'entourait, le destin de la Kahéna, tel qu'il était décrit par l'historiographie arabe, relevait déjà du mythe. Mais c'est en effet la colonisation française qui a fait du personnage un mythe au sens littéraire du terme. La Kahéna aura, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, c'est-à-dire à partir du moment où les auteurs français s'y intéressent, une double carrière, historique et littéraire. La démarche comprenait bien sûr une part d'idéologie. La colonisation a exacerbé l'opposition entre Berbères et Arabes. En Algérie, la "politique kabyle" avait pour principal but l'assimilation des Berbères. Héroïne berbère résistant à l'invasion des Arabes, souvent comparée à Jeanne d'Arc, la Kahéna est cooptée, assimilée en quelque sorte à la civilisation occidentale. Son engagement pour la liberté, qui la rapproche des valeurs de l'Occident, est souligné. Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'une partie de cette production littéraire ait été commanditée pour des raisons idéologiques. On est frappé en effet par le grand nombre d'ouvrages qui apparaissent à la fin des années 1950, dont beaucoup sont écrits par des auteurs qui ne sont pas connus en tant qu'écrivains.

Elle était berbère. Certains affirment aussi qu'elle était juive. Comment est née cette partie du mythe?

La genèse du peuple berbère, aujourd'hui encore, reste obscure. Selon certaines théories, une partie au moins des tribus berbères serait à l'origine des tribus juives venues de Cyrénaïque (dans l'actuelle Libye) au IIe siècle.

C'est avéré, historiquement ?

Non, il n'existe aucune preuve. Et quand bien même cela serait, rien ne prouve que ces tribus professaient encore cette religion au moment de l'arrivée des Arabes. Le mythe de la judéité de la Kahéna est surtout présent dans la littérature judéo-maghrébine d'expression française. Il s'agissait sans doute pour ces écrivains d'incarner à travers la geste de la reine berbère le passé, forcément décrit comme glorieux, des tribus juives. Souvent les auteurs sont des femmes et le mythe prend alors une coloration féministe. La Kahéna devient un modèle. Je pense, par exemple, à l'ouvrage de Nine Moati ou à celui, plus récent, de Gisèle Halimi. Ce qui est retenu, c'est la féminité du personnage, qui contribue à sa glorification. On trouve d'ailleurs un chapitre consacré à la Kahéna dans le livre de Sabrina Mervin et Carol Prunhuber sur les grands mythes féminins.

Après la cause coloniale et la cause des femmes, la Kahéna n'a-t-elle pas surtout été mise, ces dernières années, au service de la cause berbère ?

Oui, un autre chapitre. Après l'indépendance, les Etats ont souhaité projeter l'image de nations arabes et musulmanes. Ils ont donc conduit une politique d'assimilation. Celle-ci s'est heurtée à l'opposition des mouvements berbères qui revendiquent désormais une reconnaissance des spécificités linguistiques et historiques de leur communauté. La Kahéna, en effet, est devenue l'emblème de leur cause. Grâce à elle, il s'agit de rappeler que l'histoire du Maghreb n'a pas commencé avec la conquête arabe et que l'Afrique du Nord a été berbère avant d'être arabe. Ce sont surtout des écrivains marocains qui ont développé ce thème, en particulier Nabile Farès et Mohammed Khaïr-Eddine.

Publicité